jeudi 2 septembre 2010

Au 36 quai des Orfèvres

Le vendredi 9 juillet 2004, une jeune femme d'origine juive, accompagnée de son bébé de 13 mois, est victime d'une agression antisémite dans le RER D. Six hommes, des maghrébins armés de couteaux, lui ont volé son sac contenant ses papiers, sa carte bancaire et 200 euros. Comble de l'horreur : ils lacèrent ses vêtements et dessinent des croix gammées sur son ventre avant de renverser la poussette en prenant la fuite. Le bébé est violemment projeté à terre. Les Français apprennent la nouvelle aux journaux télévisés. C'est la consternation. Le président Chirac prend la parole le samedi soir et dénonce "un acte odieux". "J’apprends avec effroi l’agression à caractère antisémite dont ont été victimes une jeune femme et son enfant en région parisienne dans la journée de vendredi", déclare le chef de l’Etat, dans un communiqué de l’Elysée. "Je lui exprime, ainsi qu’à tous les siens, ma vive émotion et ma profonde sympathie. Je demande que tout soit mis en oeuvre pour retrouver les auteurs de cet acte honteux afin qu’ils soient jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s’impose". Au cœur de Paris, à la Brigade Criminelle, un enquêteur de la police judiciaire a un doute. Il pense que le président de la République a parlé trop vite. "Ça ne colle pas. Quand des agresseurs commettent un vol, ils pensent plutôt à s'échapper au plus vite, sans prendre la peine de faire des dessins sur la victime". Quelques jours plus tard, la jeune femme craque : elle avoue avoir inventé toute cette histoire. Avec son compagnon, ils sont poursuivis pour "dénonciation de délit imaginaire". Le policier avait vu juste. Question d'expérience.

Auteur de romans policiers, ce capitaine de la "Crim" me raconte cette affaire. Il fait très chaud dans son bureau situé dans les combles du 36, quai des Orfèvres. Installé face à lui, je scrute le mur où sont épinglées des photos. Des victimes, des bourreaux, des assassins. Sans doute des trophées, pour impressionner un gardé à vue pendant son interrogatoire ? "Plutôt de la fierté", me dit-il. "Nous sommes dans une grande maison, une adresse mythique, popularisée par Simenon et son Commissaire Maigret. Cela fait quelque chose de bosser ici. Il y a une atmosphère, un esprit de famille. Nous l'entretenons."
Mon hôte est procédurier au sein d'une équipe de 6 enquêteurs. Rattachée à la Direction Régionale de la Police Judiciaire, la Brigade Criminelle compte 110 personnes réparties en 12 groupes : 9 de droit commun, traitant les crimes et délits, et 3 équipes de la section anti-terroriste. "Lorsqu'il n'y a pas d'actes terroristes, elles traitent les menaces visant le chef de l'Etat et les appels anonymes, très fréquents." De permanence en ce début du mois de juillet, le capitaine me parle de son travail de fourmi. Son rôle consiste à fixer une scène de crime. Il procède aux constatations, prélève les indices, gère les scellés, diligente les expertises auprès de la Police Technique et Scientifique et rédige les rapports. C'est lui qui monte le dossier, la "bible" d'une affaire criminelle, dans laquelle puiseront les magistrats pour instruire l'enquête. "La science contre le crime, c'est magique. Je suis admiratif devant tout ce qu'elle peut nous apporter". Dernière innovation : l'odorologie. On prélève une odeur sur un support suspect (appui-tête de voiture, par exemple) avec un coton ouaté. Et c'est un chien qui fait le test de comparaison pour rapprocher deux indices ou deux affaires. "Ça n'a malheureusement aucune valeur juridique mais cela peut influencer les juges" me confie mon interlocuteur.
Avec les séries télé, je lui demande si les secrets de la police scientifiques ne sont pas éventés, pour le plus grand bonheur des apprenti-criminels. "La médiatisation des techniques inspire les criminels et les pousse à prendre davantage de précautions. Je me souviens d'un assassin qui, pour brouiller les pistes, s'était rasé la tête et les sourcils avant de tuer sa petite amie. Il avait aussi pris soin de lui couper les ongles au cas où elle l'aurait griffé. Des astuces qu'il a puisé dans la série Les Experts." Mais la véritable école du crime, c'est le procès. Lors d'une affaire, le capitaine avait témoigné comme expert en expliquant aux jurés les rouages de la téléphonie mobile appliqués au crime. "Dans leur box, les suspects m'écoutaient très attentivement. Certains connaissaient ces trucs. D'autres, non. En tous cas, j'étais sûr d'une chose : ils apprenaient."
Que pense-t-il alors de la police au cinéma ou à la télévision ? "La meilleure fiction pour moi, c'est Engrenages. très proche de la réalité. La société de production achète des idées à des flics ou des magistrats. Puis, les scénaristes réalisent un gros travail d'adaptation. La fiction échappe ainsi au secret professionnel car il est très difficile pour un non-initié de faire le rapprochement avec une véritable affaire." Par contre, il rejette l'image de flic marginal véhiculée par le cinéma d'Olivier Marchal, un ancien de la maison. "Aujourd'hui, les enquêteurs travaillent en équipe. Le flic isolé, désabusé et alcoolique, en conflit avec l'administration, et qui frôle l'état dépressif, ne résout pas d'affaire. Il est vite mis à l'écart. Dans Braquo, les policiers travaillent en groupe. C'est déjà plus réaliste. Mais cela reste une équipe de ripoux dans un univers noir et glauque. C'est souvent exagéré pour les besoins de la mise en scène."
Parce que l'enquête criminelle, ce n'est pas noir et glauque ? Crime, cadavre, autopsie. Face à cette misère humaine, j'ai l'impression que c'est quand même un métier sinistre. "C'est un métier de contradictions. Les affaires que nous traitons sont à la fois intéressantes et sordides. Mais l'un ne va pas sans l'autre. Avec l'expérience,  l'envie de comprendre l'emporte sur l'écœurement. Et même si nous ne sommes pas insensibles à la douleur des familles de victimes, nous avons des moyens de nous préserver. Quant aux morts, en salle d'autopsie, je les prends pour des sujets, une source d'enrichissement médico-légal." Et sa propre famille ? "Je la tiens à l'écart de mon quotidien. A table, quand on est flic, on vous parle toujours de Sarkozy, des radars automatiques et des contraventions. Et si quelqu'un insiste pour avoir des détails croustillants, je lui décris une autopsie. Cela coupe court à la discussion."
L'envie de comprendre. C'est ce qui anime l'enquêteur qui se compare davantage à un journaliste qu'à un chasseur. Il faut rencontrer les gens, poser les bonnes questions, comprendre leur environnement et leurs motivations. L'enquête criminelle, c'est plus de la psychologie humaine que du tir au pistolet. "Elkabbach est un bon journaliste, un brin incisif. Il obtient des informations pertinentes de la part de son invité. Au contraire, Denisot est médiocre et complaisant. Il pose des questions fermées." Le bon flic, c'est donc le Elkabbach de la police judiciaire. Voilà qui est dit.

Le capitaine se lève. "Je vous fais visiter ?" Les locaux sont déserts. Pause déjeuner. Mon hôte me montre les open space. Sur le mur, une affiche de James Bond. Sur un autre, celle du film Contre-enquête avec Jean Dujardin. Sans oublier celle du 36 d'Olivier Marchal. Chacun a recréé son univers, comme un nid douillet, en fonction de ses origines régionales. Un palliatif à la monstruosité des affaires traitées. Avant d'aller sur le toit, nous passons par la salle de séchage. "C'est ici que les enquêteurs entreposent des pièces à conviction. Notamment des vêtements prélevés sur un cadavre humide. Pour les faire sécher avant la prise d'empreintes." D'ailleurs, du petit linge est pendu sur un fil. Sans doute le pantalon et le tee-shirt d'une victime. "Une fois, j'y avais déposé des sacs avec des morceaux de corps. Les collègues m'ont maudit pour l'odeur..."
Je franchis un velux. Nous sommes sur le toit du bâtiment, avec une vue imprenable sur Paris, à 360°. En contrebas, la cour du 36. "C'est de cette fenêtre que s'est jeté Richard Durn, le tueur de Nanterre, pendant sa garde à vue." Mauvaise journée. Depuis cet accident, il y a des barres à chaque ouverture. Un corps ne peut plus passer. Mauvais souvenir.
Nous redescendons au rez-de-chaussée par l'escalier. Le fameux. "L'escalier de tous les désespoirs" comme le surnomme Pierre Jouve, écrivain, photographe et réalisateur de télévision, dans son livre "Brigade criminelle : L'enquête interdite" publié chez Denoël. Le récit d'une immersion au sein de l'institution policière, cette machine à combattre le meurtre. "L'escalier est la Brigade Criminelle", écrit-il. "Tout se comprend là, d'abord, sur ces marches qui entourent un espèce de gouffre, avec garde-fou. Pas d'ascenseur ; rien pour alléger l'essoufflement et l'épuisement des faibles ou des gens âgés qui entreprennent la montée interminable, avec la tristesse du meurtre ou de la mort anormale visible sur leur visage."
Avec la mutualisation des services, la brigade risque de déménager bientôt dans le quartier des Batignoles.  Adieu escalier, adieu Maigret, adieu lieu de mémoire où sont passés les meilleurs flics de Paris. Qu'adviendra-t-il du 36 ? Un musée ? Le président tranchera.
Avant de quitter mon hôte, aux portes du Palais de justice qui communique de l'intérieur avec la PJ, je lui demande la signification de l'emblème de la Brigade Criminelle. "Un chardon, me dit-il tout de go. Car qui s'y frotte s'y pique !" A bon entendeur...

A lire :
Histoire du 36 quai des Orfèvres, Claude Cancès, Editions Jacob-Duvernet, avril 2010
100 ans de Police Judiciaire (Beau Livre), Martine Monteil, Michel Lafon, septembre 2007
Brigade Criminelle : L'enquête interdite, Pierre Jouve, Denoël, mars 2004